Les Nombres et la Lumière

Jean-François COLONNA
jean-francois.colonna@polytechnique.edu
CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, Ecole Polytechnique, CNRS, 91128 Palaiseau Cedex, France
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[The Y2K bug [Le bug de l'an 2000]]
[Croyez-vous que les Nombres Réels existent dans un ordinateur et que les calculs flottants sont sûrs ?]
[N'oubliez pas de visiter Une Machine Virtuelle à explorer l'Espace-Temps et au-delà où vous trouverez plusieurs milliers d'images et d'animations à la frontière de l'Art et de la Science]
(Site WWW CMAP28 : cette page a été créée le 08/08/2009 et mise à jour le 11/09/2020 10:56:37 -CEST-)
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Bogue,
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Y2K,
Y2K Bug,
Anaglyphes,
Art et Science,
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Géométrie Fractale,
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Physique,
Sensibilité aux Erreurs d'Arrondi,
Simulation Numérique,
Stéréogrammes,
Synthèse de Phénomènes Naturels,
Synthèse de Texture,
Visualisation Scientifique,
Voyage Virtuel dans l'Espace-Temps.
J'ai commencé ma carrière en 1970.
A cette époque les ordinateurs occupaient
des salles entières alors que leur capacité mémoire était de l'ordre
de quelques dizaines de milliers d'octets et les fréquences d'horloge de l'ordre
du méga-hertz ! L'entrée des instructions et des données se faisait à
l'aide de fragiles
cartes perforées,
alors que la sortie des résultats
utilisait des imprimantes alphanumériques bruyantes : point d'écran couleur
et encore moins de souris à cette époque ! Les programmes que l'on développait
sur ces machines était en général très dépendant des systèmes utilisés
: ici encore, point de Linux et de langages évolués...
Mes premières recherches concernèrent l'Enseignement Assisté par Ordinateur.
La machine acquise
à cette occasion avait une mémoire de 32 Ko et initialement trois disques durs de 500 Ko
chacun ! Aucun logiciel n'était disponible sur cette machine, mis à
part un simple assembleur : tout était donc à faire. La première étape
fut donc de concevoir un système d'exploitation (CMS4) : malgré les très
sévères limitations, il fut conçu comme un réseau d'une centaine
de machines virtuelles responsables chacune d'un service élémentaire (gestion
d'un périphérique d'entrée-sortie, d'un fichier ou encore d'un utilisateur,...)
permettant une utilisation multi-tâches et multi-utilisateurs. La seconde étape
fut celle des applications, afin de permettre la description et la diffusion
des cours. Les terminaux-élève se composaient chacun d'un écran graphique
Tektronix alimenté en informations par l'ordinateur et d'un téléviseur couleur
recevant des séquences vidéos stockées sur un ensemble de magnétoscopes
télécommandés. Les cours étaient donc multi-médias et décrits dans
l'ordinateur sous la forme de graphes ordonnançant interactivement l'ordre d'apparition
des différents items. Afin de ne pas se limiter à des présentations textuelles,
un langage graphique tridimensionnel interprétatif (G3) fut conçu à cette
occasion : chose impensable aujourd'hui, son interpréteur, écrit
en assembleur, n'occupait qu'un seul kilo-octet et malgré cela,
comme le montrent les figures
1, 2 et 3,
il permettait déjà la conception de documents fort complexes.
Rapidement se posa le problème de la conception des séquences
vidéos. Evidemment cet ordinateur (comme aucun autre à cette époque...)
n'était pas prévu pour cela, en particulier au niveau matériel.
Notant le parallèle qui pouvait être fait entre la structure d'un disque (fait
de pistes elles-mêmes découpées en un certain nombre de secteurs) et celle
d'une image (faite de lignes elles-mêmes composées de points), je décidai
de convertir l'un des coupleurs disque en un générateur vidéo. Cela pris
quelques jours et les premières images vidéos numériques sortirent de la
machine ; leur définition ferait sourire aujourd'hui : 256x256 points noir ou
blanc, mais ce furent des instants magiques. N'importe quelle zone de la
mémoire de l'ordinateur pouvait servir de frame buffer ; il était donc aussi
possible de visualiser un programme, voire le système d'exploitation lui-même,
en cours de fonctionnement ! La réalisation d'images en couleurs était alors
plus délicate : il fallait procéder à la superposition de trois images noir
et blanc (coloriées à l'aide de filtres rouge, vert et bleu respectivement)
sur une pellicule photographique. C'est ainsi que furent produites les images de
la figure 4. La sortie et l'entrée de sons numériques furent introduits peu
après et des outils d'associations sons-images réalisés pour exploiter cela.
Les années qui suivirent virent
la réalisation de nombreux programmes, l'introduction de la vidéo animée
en couleurs, mais surtout un "glissement" important s'effectua,
conduisant mes recherches de l'Enseignement Assisté par Ordinateur à la Visualisation
Scientifique. En effet, d'une part mes activités avaient lieu au cœur
des laboratoires de recherche de l'Ecole Polytechnique et d'autre part arrivaient
sur le marché des ordinateurs toujours plus puissants (les super-ordinateurs).
Ils permettaient de traiter des problèmes toujours plus complexes ; mais calculant
plus rapidement, ils produisaient évidemment plus de résultats numériques.
Autant, il peut paraître raisonnable d'imprimer une dizaine, voire
une centaine, de valeurs numériques, autant cela est pure folie
s'il s'agit de plusieurs milliards de nombres ! L'idée naturelle fut donc de convertir
ces chiffres en images animées (parce que les modèles mathématiques de la
physique sont généralement dynamiques) et en couleur (afin de pouvoir véhiculer
le maximum d'informations), profitant de l'expérience acquise antérieurement.
Simultanément,
une "catastrophe" se produisit : tous les développements logiciels faits
jusqu'alors l'avait été en assembleur sur un système très spécifique.
La nécessité de renouveler les équipements posait donc un sérieux problème.
Je décidai de reprendre tout à zéro sur une base UNIX (aujourd'hui Linux)
et pour ne plus jamais me trouver confronter à de telles difficultés (même
sous UNIX/Linux où des problèmes de portabilité peuvent être rencontrés
!), je conçu un système virtuel et portable incluant en particulier
un langage de programmation et son traducteur en C. A cette occasion, le
Génie Logiciel (Software Engineering) devint un autre de mes sujets de recherche
[Plus d'informations à ce propos]
et la pérennité de tout "objet" informatique (programme, image,...)
l'une de mes préoccupations majeures.
Contrairement à une vue simpliste des
choses, la Visualisation Scientifique, n'est pas un simple sous-ensemble
de la Synthèse d'image. En particulier elle demande bien souvent de représenter
des "objets" qui n'ont pas d'images (une particule élémentaire,
par exemple), de répondre à des questions apparemment stupide ("quelle
est la couleur d'une pression ?", voir la figure 5) ou encore de travailler
dans des espaces à plus de
trois dimensions (voir la figure 6).
Malgré ces difficultés, l'union de la Physique avec les Mathématiques et l'Informatique
(incluant la synthèse d'image) a permis de mettre en œuvre le concept d'Expérimentation Virtuelle.
En effet, quoi qu'elles soient (Réalité Ultime ou "simple"
création de l'esprit humain), les Mathématiques semblent bien être
le langage de la Nature. Ainsi, des plus petites échelles (figure 7) aux
plus grandes (figure 8),
des équations -en général fort complexes-
décrivent l'évolution des systèmes étudiés par les physiciens. Traduites
en programmes, elles peuvent être ensuite résolues à l'aide d'ordinateurs
et leurs solutions présentées aux chercheurs sur un écran. Une boucle de
rétroaction se crée alors entre ces "expérimentateurs virtuels" et
leurs modèles. Ainsi, à condition de disposer de modèles valides,
des expériences autrement irréalisables (comme "jouer" avec l'Univers)
deviennent virtuellement possibles. Malheureusement, l'outil informatique
n'est pas neutre : cela fut déjà signalé en ce qui concerne la mise en images
des résultats numériques (revoir la figure 5). Mais l'ordinateur, machine à la fois finie
et discrète, ne peut pas manipuler correctement les
nombres réels essentiels à la physique ; ignorer cela peut parfois conduire
à des catastrophes
[Plus d'informations à ce sujet].
Donnons deux exemples. Le premier est emprunté à la Mécanique Céleste
: Nos sens semblent nous dire que notre Terre est immobile dans l'espace. Pendant
longtemps cette vision du système solaire (dite géocentrique)
fut considérée comme la réalité et décrite par
le modèle des épicycles de Ptolémée (voir la figure 9).
Mais les progrès accomplis
en matière d'observation et
de mesure eurent raison de cette description. En 1543, le moine polonais
Nicolas Copernic (De revolutionibus orbium caelestium libri VI)
mit le Soleil au
centre du système solaire, faisant par là-même de notre Terre une
planète comme les autres. Puis en 1609, Johannes Kepler (Astronomia Nova)
décrivit la trajectoire des planètes par des ellipses dont l'un des deux foyers
était le Soleil, ainsi que le montre la figure 10. Enfin, en 1687,
Sir Isaac Newton publia ses fameux Philisophiae Naturalis Principia Mathematica dans
lesquels les lois de la mécanique classique firent leur apparition. Cette différence
entre les mouvements subjectif et objectif (problème de mouvement relatif) n'est
évidemment pas propre aux astronomes de la Terre. Il est donc intéressant de
voir le ciel qui serait observé depuis les autres planètes, voire depuis
des points de vue très différents. Ainsi la figure 11 montre l'évolution de la perception du
système solaire en se déplaçant de Pluton au Soleil, alors que la figure 12
fait appel à une planète fictive éloignée du Soleil
et située en dehors du plan de la trajectoire de la Terre (dit plan de l'écliptique).
Plusieurs leçons peuvent être
tirées de ces "expériences virtuelles".
D'une part pour certains systèmes les notions
d'ordre et de désordre peuvent être relatives. En effet, ainsi que le montre
la figure 12,
les trajectoires des planètes du système solaire sont en réalité des ellipses
(la situation est ordonnée et régulière), alors que des trajectoires
complexes, entrelacées et irrégulières peuvent être observées
(la situation semble alors désordonnée et irrégulière). D'autre part,
l'observation des cieux a été au cours des millénaires un moteur essentiel
de notre évolution en ce qui concerne les sciences, la philosophie et
les religions ; où en serait aujourd'hui notre civilisation si notre Terre avait
été située, telle la planète fictive de la figure 12,
en dehors du plan de l'écliptique et plus loin du Soleil (en supposant que la
vie ait pu s'y développer) ?
Le second exemple
est "plus proche" de nous et concerne bon nombre de phénomènes naturels.
Autant il est facile de comprendre que la description de phénomènes réguliers
tel le mouvement des planètes du système solaire puisse être de nature mathématique,
autant il est difficile d'imaginer qu'il puisse en être de même, par
exemple, pour les nuages et les montagnes. Et pourtant c'est bien le miracle
accomplit par Benoît Mandelbrot lorsqu'il introduisit la Géométrie Fractale.
Cette dernière permet la mathématisation de la description de ces phénomènes
et donc, par exemple, la production virtuelle de paysages imaginaires
comme le montrent les figures 13 et 14.
Mais les Mathématiques
ne se contentent pas d'être ce "découvreur de Réalité" illustré
très brièvement ci-dessus, elles sont aussi un fascinant d'outil de
création artistique. D'une part les images issues des expériences virtuelles
peuvent être détournées de leur vocation première et leurs sujets regardés
comme des sources d'inspiration artistique (voir les figures 15 et
16)
et d'autre
part, de la même façon qu'un compas permet de tracer des cercles,
il est possible de définir des outils mathématiques permettant d'engendrer
des objets a priori inimaginables (voir les figures 17
et 18).
Jacques Hadamard,
mathématicien français du XX-ième siècle, disait, en
parlant de la pratique des Mathématiques : "généraliser pour simplifier".
Aujourd'hui, je fais mien ce précepte et l'applique aussi à l'art de
la programmation. Et c'est ce vers quoi m'entrainent mes recherches actuelles : définir
des outils mathématiques et informatiques les plus généraux possibles et
ensuite "jouer" avec, afin d'en explorer les potentiels scientifique
et artistique.
FIGURE 1 :
Trois pages extraites d'un
document décrivant le système d'exploitation CMS4
(1974).
FIGURE 2 :
Quelques structures paradoxales et autres (1974).
FIGURE 3 :
Hommage à Botticelli et à Bruegel l'Ancien (1974).
FIGURE 4 :
Mes premières images en couleur (1974).
FIGURE 5 :
Un
seul et unique champ scalaire bidimensionnel -une matrice- représenté à
l'aide de quatre palettes de couleurs différentes. L'observateur semble avoir
sous les yeux quatre "objets" différents et "orthogonaux" (incompatibles)
entre-eux (1993) !
FIGURE 6 :
Rotation d'une section tridimensionelle d'un ensemble
de Julia calculé dans le corps quadri-dimensionnel des quaternions
(1995).
FIGURE 7 :
4x3 stéréogrammes d'une variété de Calabi-Yau
à l'échelle de Planck (2001).
FIGURE 8 :
Vision artistique du "Big Bang" (1996).
FIGURE 9 :
Le système solaire géocentrique,
c'est-à-dire dans lequel la Terre est située au centre et donc immobile (corps
bleu). Le mouvement du Soleil (corps jaune le plus gros) est quasiment circulaire,
alors que les planètes (pour simplifier seules Mercure, Vénus et Mars
sont représentées) décrivent des trajectoires beaucoup plus complexes possédant
des boucles dites de rétrogradation.
FIGURE 10 :
Le système solaire héliocentrique,
c'est-à-dire dans lequel le Soleil est situé au centre et donc immobile. Comme sur la figure 9,
seules les quatre premières planètes -Mercure,
Vénus, la Terre et Mars- sont représentées. Elles décrivent toutes
(la planète bleue -la Terre- y compris) des trajectoires elliptiques (quasiment
circulaires).
FIGURE 11 :
En se déplacant du Soleil (image en haut et à droite)
à Pluton (image en bas et à gauche), l'observateur voit les ellipses
dites
képleriennes se déformer en des courbes de plus en plus complexes et
entrelacées. Mais tout cela n'est qu'apparence, les planètes continuant
évidemment à décrire leurs trajectoires elliptiques (1997).
FIGURE 12 :
Dans le système solaire réel (le plan de l'écliptique apparaît nettement,
alors que celui de Pluton est incliné par rapport à ce dernier) une planète
fictive (elle est coloriée en vert clair afin d'être distinguée facilement
des planètes réelles) est introduite en respectant la troisième lois de
Képler (le carré de la période de révolution est proportionnel au cube
de la mesure du grand axe).
Les trajectoires apparentes des planètes
réelles du système solaire telles qu'elles seraient observées depuis la
planète fictive (verte) de la figure precedente. Seul le Soleil semble décrire une
trajectoire régulière (anneau jaune), alors que pour toutes les planètes
le bel ordre des épicycles de Ptolémée disparaît complètement pour
laisser la place à une forme de chaos qualifiable de virtuel. Ainsi pour ce système,
la notion d'ordre est relative (à la position de l'observateur).
FIGURE 13 :
Le lever du Soleil avec des nuages et un vent violent (1995).
FIGURE 14 :
La surface de la Lune (1998).
FIGURE 15 :
L'attracteur de Lorenz (1992).
FIGURE 16 :
Vision artistique du Système Solaire (1996).
FIGURE 17 :
Un entrelacs (2009).
FIGURE 18 :
Un visage "mathématique" basé sur la sphère et la triple bouteille de Bonan-Jeener-Klein
(2006).
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