Brève Histoire Illustrée des Fractales






Jean-François COLONNA
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CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France
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(Site WWW CMAP28 : cette page a été créée le 08/16/1999 et mise à jour le 14/11/2023 17:53:00 -CET-)



(Texte présenté au Colloque Evolutions et Révolutions des Sciences et des Techniques au XXième et XXIième Siècles, Association Française pour l'Avancement des Sciences, Palais de la Découverte de Paris, 26/11/1999)



Résumé : Le concept mathématique de fractal est apparu récemment. Il caractérise des objets possédant des détails à toutes les échelles d'observation, dont certaines mesures peuvent diverger et dont la dimension peut être non entière. De nombreux objets naturels possèdent ces propriétés ; leur étude révèle alors qu'il peut être fructueux de renoncer à l'hypothèse de différentiabilité chère aux mathématiciens et aux physiciens.


Mots-Clefs : Anaglyphes, Art et Science, Autostéréogrammes, Chaos Déterministe, Création Artistique, Entrelacs, Erreurs d'arrondi, Expérimentation Virtuelle, Génie Logiciel, Géométrie Fractale, Infographie, Mathématiques, Mécanique Céleste, Mécanique Quantique, Physique, Sensibilité aux Erreurs d'Arrondi, Simulation Numérique, Stéréogrammes, Synthèse de Phénomènes Naturels, Synthèse de Texture, Visualisation Scientifique, Voyage Virtuel dans l'Espace-Temps.




1-Les Mathématiques, Reflet de notre Pensée et l'un des Langages de l'Univers :

Que sont nos Mathématiques ?

Même si les Mathématiques ne sont peut-être que le reflet de nos structures cognitives les plus profondes (Dieu ne fait certainement pas des Mathématiques), elles se sont révélées, au cours des siècles, être un langage puissant et suffisamment objectif pour décrire l'Univers indépendamment de l'observateur, et nous permettre d'imaginer l'infini. Ce serait faire preuve de peu d'humilité que de croire que Nos Mathématiques sont le seul langage permettant cette description. Cette adéquation notable vient certainement de l'ordre qui règne dans l'Univers (si tout n'était que chaos, il n'existerait aucune structure et donc aucun observateur...) ; les symétries, les régularités les invariants, les redondances,... impliquent une possible "compression de l'information" et donc l'existence de langages la décrivant.

Mais ainsi, que le déclarait Heinrich Hertz au dix-neuvième siècle : on ne peut échapper au sentiment que ces formules mathématiques ont une existence qui leur est propre, qu'elles sont plus savantes que ceux qui les ont découvertes, et que nous pouvons en extraire plus de science qu'il n'en a été mis à l'origine. Ainsi, sans vouloir offenser le génie d'Albert Einstein, il semble évident que les trous noirs ou bien le Big Bang n'aient pas été introduits volontairement dans les équations de la Relativité Générale, et pourtant ils y sont présents, et bien d'autres choses encore... Voici un exemple plus proche de nous, celui des rétrogradations des planètes du système solaire vues depuis Pluton, obtenues tout simplement à partir des équations de Newton .



2-De Euclide à Mandelbrot :

Encore récemment, malgré ces succès, des "choses" bien quotidiennes échappaient encore aux descriptions mathématiques : que sont en effet les nuages, les montagnes, les arbres, les ramifications des bronches,... en terme d'"atomes" euclidiens ?

Or à la fin du dix-neuvième siècle, des mathématiciens (Weierstrass -peut-être le pionnier-, Cantor, Peano, Lebesgue, Hausdorff, Besicovitch, von Koch, Sierpinski,...) s'intéressèrent un temps à des "monstres", et par exemple à des courbes continues mais non différentiables, dont la longueur était infinie bien que leur domaine soit limité ; certaines réussissaient même à remplir fort bien des espaces de dimensions supérieures. Charles Hermite y voyait là une plaie lamentable...

Ces courbes sont définies comme étant la limite à l'infini d'un certain processus de construction itératif et ne sont donc jamais visualisables exactement, mais seulement de façon (très) approchée.

Voici l'exemple le plus simple à définir et à appréhender : celui de la courbe de von Koch . Nous voyons ici les trois premières itérations de sa construction : partant d'un segment (bleu en bas), nous substituons au tiers central les deux côtés supérieurs d'un triangle équilatéral ; cette procédure est ensuite répétée pour chacun des segments plus petits (dans un rapport égal à 3) obtenus. Il est évident qu'à chaque itération la longueur totale est mutipliée par 4/3 (puique 3 petits segments ont été remplacés par 4 de même taille), ce qui fait qu'en quatre-vingt dix itérations, partant d'un segment d'un mètre, nous voici face à une courbe dont la longueur est de l'ordre de la distance de la Terre au Soleil ! Cela défie l'intuition, tout en mettant en évidence une première propriété fondamentale : un objet fractal permet au fini (dans le cas présent, le domaine de définition de cette courbe) et a l'infini (sa longueur) de coexister. Une seconde propriété essentielle, parfaitement visible ici, est celle d'autosimilarité. Elle indique que les parties sont identiques au tout, à un facteur d'échelle près : ainsi, le tiers gauche de la courbe verte est une copie réduite (dans un rapport égal à 3) de la courbe rouge entière.

Puis ces monstres restèrent assoupis quelques dizaines années jusqu'à ce que la curiosité de certains, et de Benoît Mandelbrot tout particulièrement (inventeur du mot fractal et "père" de l'ensemble dit de Mandelbrot ), aidés par les progrès étonnants des technologies informatiques, les réveillent. C'était, dans les années soixante/soixante-dix, la [re-]naissance des fractales.



3-L'Autosimilarité :

L'autosimilarité (néologisme issu de l'anglais self-similarity ; autosimilitude aurait certainement été préférable comme traduction...) semble être une propriété possédée par de très nombreux objets naturels : un nuage, une montagne,... Voici une branche de fougère : la forme de l'un de ses détails est très proche de celle de la branche entière. Nous nous contenterons ici de cette propriété pour définir un objet fractal, notant cependant qu'il peut être défini d'une façon plus générale, comme possédant des structures (alors non nécessairement identiques au facteur d'échelle près) à toutes les échelles d'observation. Cette propriété permet de comprendre que certaines de leurs mesures puissent diverger (c'est le cas de la longueur de la courbe de von Koch) et que communiquer celles-ci sans indiquer simultanément l'étalon utilisé, n'a pas de sens.



4-L'Universalité de la Géométrie Fractale :

La question se pose de savoir pourquoi tant d'objets naturels sont fractals. L'examen d'un exemple particulier, celui de la ramification des bronches dans les poumons , peut nous fournir la piste d'une réponse possible. En effet, cet organe est destiné à assurer des échanges gazeux à travers une surface dont l'aire doit être la plus grande possible, alors que son encombrement (et donc son volume) est limité. Si la géométrie utilisée était, par exemple, celle d'une sphère, pour augmenter l'aire il conviendrait d'augmenter le rayon et donc concomitamment le volume, ce qui serait contraire à la contrainte imposée (notons, au passage, que chez l'adulte la surface d'échange est de l'ordre de 100 mètres carrés, ce qui correspondrait à une sphère peu viable de 2.8 mètres de rayon !). Une structure fractale semble être la réponse à ce problème d'optimisation : les bronches ont ainsi une surface énorme à l'intérieur du volume restreint de la cage thoracique.

La Géométrie Fractale a rapidement conquis ses galons d'outil mathématique fondamental en réussissant à réunir alors des domaines jusqu'alors disjoints. Les cours de la bourse et le mouvement brownien , le chaos déterministe , les feux de forêts et les fronts de diffusion , les agrégats , les systèmes de pagination mémoire,... autant de domaines de recherche où elle s'est imposée et d'où la "fractalité" émerge spontanément. Des structures fractales sont ainsi repérées des plus petites aux plus grandes échelles et certains vont même jusqu'à attribuer à l'espace-temps une structure fractale, le rendant ainsi continu et non différentiable. Et la Science elle-même, avec les structures sans fin qu'elle nous dévoile, ne serait-elle pas l'ultime "objet" fractal ?

Par la suite, nous passerons sous silence la délicate notion de dimension non entière. Notons seulement qu'elle est fondamentale et en quelque sorte une mesure de la "rugosité", de l'irrégularité,... des objets fractals.



5-Géométrie Fractale et Synthèse de Phénomènes Naturels :

Examinons attentivement un exemple particulier : celui de la synthèse de phénomènes naturels -paysages et nuages-. Remarquons que la première itération de la construction de la courbe de von Koch ressemble de façon très shématique (et évidemment trop parfaite) à la ligne de crête d'une montagne. En introduisant un peu d'aléatoire, cette courbe pourra prendre une forme moins régulière et donc plus naturelle ; cette courbe sera alors qualifiée de fractale non déterministe. L'auteur de ce texte a généralisé cette procédure à des espaces à N dimensions ; cela permet, par exemple, pour N=3 de produire des paysages extrêmement variés et pour N=4, de les animer .

Il convient de noter que la simplicité conceptuelle de cet algorithme (et de ceux qui permettent de calculer les ensembles de Julia et de Mandelbrot, par exemple) est pratiquement en opposition avec l'infinie richesse visuelle des structures obtenues. Ainsi, la Géométrie Fractale est l'occasion de [re-]découvrir que du simple peut naître le complexe...



6-Géométrie Fractale et Art :

La Géométrie Fractale est connue du public par les images qu'elle permet donc de produire et qui font dire bien souvent qu'elle est un pont entre l'Art et la Science. S'il est vrai qu'elle a introduit des formes nouvelles , le créateur reste le maître et l'initiateur de la composition .

Paraphrasant Heinrich Hertz déjà cité, il est possible d'affirmer : on ne peut échapper au sentiment que ces programmes ont une existence qui leur est propre, qu'ils sont plus savants que ceux qui les ont réalisés, et que nous pouvons en extraire plus de science qu'il n'en a été mis à l'origine.

Alors, l'œuvre ne doit plus être vue dans le résultat (une image par exemple), mais dans le programme qui lui a donné naissance, introduisant ainsi le concept "borgésien" d'œuvre potentielle (c'est-à-dire contenant en elle -et de façon presque utopique- une infinité d'œuvres du même type, prêtes à émerger du néant)...



7-Ordinateur et Géométrie Fractale :

Le rôle joué par l'ordinateur semble avoir été décisif dans ces progrès. Simultanément, il s'est imposé dans toutes nos activités et bien évidemment dans la recherche scientifique. Grâce a lui, une approche expérimentale nouvelle, celle de l'Expérimentation Virtuelle, associant l'étude informatique du modèle mathématique d'un système associé à la mise en images interactives des résultats produits, a pu voir le jour au cours de ces dernières années.

La Géométrie Fractale nous a montré que la différentiabilité n'était pas nécessairement une propriété naturelle et universelle ; y renoncer s'est alors avéré une idée fructueuse ne demandant pas l'introduction d'une hypothèse nouvelle en physique, bien au contraire...

Qu'en est-il aujourd'hui de la continuité ? L'ordinateur, de par sa structure même, nous contraint à y renoncer bien involontairement. Mais évidemment il ne s'agit pas ici, du moins pas encore, de la continuité supposée de la nature, mais bien de celle des modèles ! Les nombres réels, essentiels aux Mathématiques et à la Physique, en particulier pour l'obtention d'équations différentielles via des passages à la limite, sont impossibles à représenter dans nos calculateurs, machines "discrètes" par définition.

Cette impossibilité peut conduire très facilement à des résultats faux . Les limites inhérentes de l'informatique doivent donc être connues et si possible maitrisées, afin de tirer le meilleur parti des outils fondamentaux qu'elle nous offre, pour aller toujours plus loin sur la voie de la Connaissance.



8-La révolution fractale :

La Géométrie Fractale est une géométrie des systèmes irréguliers et qui permet donc d'unifier en quelque sorte les probabilités (le mouvement brownien ), les itérations et les interfaces . C'est donc un langage commun.

A côté des symétries classiques de la Physique (invariance par translation dans l'espace -conservation de la quantité de mouvement-, invariance par translation dans le temps -conservation de l'énergie- et invariance par rotation -conservation du moment cinétique-), la Géométrie Fractale introduit une nouvelle symétrie : celle de l'invariance d'échelle .

Une propriété fondamentale des objets fractals est celle de la cohabitation de mesures à la fois finie et infinie que cette géométrie permet (ce qu'illustre parfaitement notre système respiratoire ...). Et c'est certainement l'explication de son omniprésence dans la nature. On pourrait donc, pour plaisanter, compléter l'affirmation d'Albert Einstein "Dieu ne joue pas aux dés", en ajoutant "mais il fait certainement de la Géométrie Fractale"...



Et maintenant, visitez les galeries d'images fractales déterministes, non déterministes et artistiques.


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