A la Frontière de l'Art et de la Science :
la Visualisation Scientifique

(l'Exemple de l'Attracteur de Lorenz)






Jean-François COLONNA
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CMAP (Centre de Mathématiques APpliquées) UMR CNRS 7641, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, CNRS, France
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(Site WWW CMAP28 : cette page a été créée le 02/23/2000 et mise à jour le 14/11/2023 17:46:17 -CET-)



A côte de l'expérimentation qualifiée ici intuitivement, voire naïvement, de réelle, effectuée soit a priori (c'est l'observation des phénomènes naturels), soit a posteriori (afin de vérifier le pouvoir prédictif de la déduction mathématique), se trouve l'Expérimentation Virtuelle. Elle consiste à étudier le modèle mathématique d'un système, plutôt que ce système lui-même. Le plus souvent, cette étude se fait à l'aide de programmes informatiques qui traduisent numériquement les équations correspondantes et qui produisent lors de leur exécution des résultats numériques, analogues à des mesures ; il s'agira, par exemple, de l'évolution au cours du temps des coordonnées et des vitesses d'un ensemble de particules. Le volume des informations alors obtenues est généralement tel qu'il serait absurde de les présenter à l'expérimentateur (chercheur, ingénieur, voire artiste...) sous leur forme brute. Le passage par la synthèse d'images interactives est alors incontournable [01] et rend au sens de la vision son rôle privilégié, peut-être trop négligé dans ces domaines au cours des dernières décennies. Les images ainsi produites sont à considérer comme une nouvelle fenêtre ouverte sur notre Univers, mais aussi sur des univers nouveaux (et virtuels), fruit de notre imagination presque sans limite.

Dejà, dans les applications industrielles, ou les systèmes étudiés sont généralement des objets tangibles et "quotidiens" [02] , d'énormes difficultés peuvent survenir lors de la mise en image des résultats obtenus. Ainsi, par exemple, les recherches concernant le comportement aérodynamique d'un avion super-sonique conduisent bien souvent à l'observation de structures tourbillonnaires tridimensionnelles dont la topologie défie la compréhension. Mais c'est bien entendu au niveau de la recherche la plus fondamentale que se situent les véritables difficultés. Ainsi, contrairement au contexte de la synthèse d'image "artistique" connue du grand public par les productions cinématographiques à grand spectacle, dans celui de l'Expérimentation Virtuelle ce seront, par exemple, des objets jamais vus [03] et bien souvent de dimension élevée qu'il faudra représenter afin de permettre la compréhension de leur structure et de leur évolution au cours du temps.

Prenons un exemple concret : celui de l'étude du climat terrestre et de l'une de ses applications, la prévision météorologique. Les processus physiques mis en jeu sont d'une grande complexité et les modèles correspondants le sont plus encore. Leur étude à l'aide d'ordinateurs est essentielle car elle permet, à condition que les équations soient un fidèle reflet de la réalité, d'une part l'analyse très fine du rôle de tel ou tel autre paramètre et d'autre part la reproductibilité parfaite des conditions expérimentales (virtuelles). Pour mieux appréhender les mecanismes fondamentaux il est souhaitable de les isoler et de faire appel éventuellement à des systèmes simplifiés, mais possédant le même type de comportement. C'est ainsi que procéda Edward Lorenz au MIT [04] dans les années soixante. Le modèle fondamental auquel il parvint et qui est encore aujourd'hui très étudié, est constitué d'un système de trois équations dites différentielles [05] qui définissent l'évolution au cours du temps de trois variables (x, y et z). Concrètement, il "suffit" de se donner les conditions initiales [06] pour pouvoir prédire la valeur de ces trois variables à un instant quelconque et donc calculer la trajectoire du point de coordonnées x, y et z au cours du temps. Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simple : Edward Lorenz mit en évidence la sensibilité aux conditions initiales de ce système [07]. Cela signifie qu'un changement infime des conditions initiales suffit pour obtenir très rapidement une évolution complètement différente. Au passage, cela implique immédiatement une conséquence dramatique concernant cette approche expérimentale : les variables x, y et z, de même que le temps, sont des nombres dits réels. Un ordinateur ne possédant qu'une capacité finie, en ce qui concerne en particulier la représentation des nombres, ne peut, en toute généralité, effectuer les opérations arithmétiques élémentaires de façon exacte ; au cours de chacune d'elles, une très petite erreur (dite d'arrondi) est commise et le phénomène de sensibilité aux conditions initiales l'amplifie très rapidement, rendant impossible toute prédiction précise de la valeur de x, y et z pour un instant quelconque. Heureusement, il fut observé que pour ce modèle, quelles que soient les conditions initiales utilisées, rapidement, la trajectoire correspondante était attirée (un peu comme l'eau qui ruisselle sur les pentes des montagnes se retrouve au fond des vallées...) par ce qui fut qualifié d'attracteur étrange, ce qui signifie, en particulier, qu'il possède une structure fractale. L'image actuellement présentée à l'extérieur de la Cité des Sciences et de l'Industrie est appelée attracteur de Lorenz ; il s'agit d'un abus de langage, puisqu'elle ne présente qu'une trajectoire particulière de conditions initiales données, ou les boules indiquent la position du système à des instants régulièrement espacés. Deux "centres" y apparaissent clairement : le système effectue plusieurs révolutions autour de l'un d'eux, puis saute, de façon "presque aléatoire" de l'autre côté où il effectuera plusieurs révolutions, et ainsi de suite... Notons au passage que cela ressemble beaucoup à l'évolution du temps (au sens météorologique du terme) puisque des périodes de beau et de mauvais temps alternent de façon relativement imprévisibles.

Cette image peut-être présentée dans deux contextes différents : d'une part, celui de l'art ou l'expérience a montré qu'elle était très appréciée du grand public (même de culture non scientifique) ; d'autre part, celui de la science parce qu'elle lève un petit coin du grand voile. Mais cette image n'est pas la seule à posséder cette qualité [08] et c'est pourquoi, la visualisation, grâce à l'ordinateur, de systèmes physico-mathématiques est un moyen (parmi d'autres) de jeter un pont entre l'art et la science : la science offre à l'art de nouveaux objets d'étude et la science, même si elle doit privilégier l'objectif par rapport au subjectif, ne peut pas ne pas respecter les règles d'harmonies universelles.

Toutes ces techniques conduisent à rendre réel le rêve de H.G. Wells : en effet, la machine à explorer l'espace-temps est envisageable, à condition d'accepter le fait qu'elle ne nous véhiculera qu'à l'intérieur de modèles mathématiques mis en images, en sons, en sensations,... Si l'action sur la réalité en soi est alors exclue (à jamais ?), en revanche, les portes de toutes les échelles spatio-temporelles et énergétiques connues, nous seront ouvertes. Ainsi, aller à l'autre bout de l'univers pour observer la collision de deux galaxies ou encore plonger dans le monde des particules élémentaires et voir le confinement des quarks et des gluons à l'intérieur des nucléons devient possible.

Bien évidemment, quelques remarques fondamentales s'imposent alors : d'une part le modèle d'un objet n'est pas l'objet ; ainsi dans les applications scientifiques et surtout pédagogiques de l'Expérimentation Virtuelle, la frontière devra toujours être clairement marquée entre le réel et le virtuel, et les inévitables "libertés" prises être indiquées. D'autre part, des problèmes liés au calcul (impossibilité de manipuler les nombres réels et erreurs d'arrondis déjà mentionnées, anomalies logicielles,...) et à la visualisation (illusions diverses et variées) pourront, par exemple, conduire à présenter des artefacts en tant que phénomènes scientifiques...

Malgré ces difficultés (que nous saurons maîtriser à condition qu'elles restent constamment présentes a notre esprit) inhérentes aux techniques utilisées, la science possède ici un instrument révolutionnaire (comme le furent en leur temps le microscope et le télescope) permettant l'accès à des objets qui autrement seraient hors de notre portée et de notre regard. Et l'artiste détient la, lui-aussi, un formidable "méta-outil" de création, dont les productions, images de realités virtuelles (de nouvelles réalités ?), n'ont pas fini d'étonner, mais aussi d'interroger nos sens.






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