Le Musée de Babel
Jean-François COLONNA (curateur)
Rémi FLAMARY, Marie GENERALI LINCE et Sonia MAZELET (chercheurs en apprentissage machine et Intelligence Artificielle)
(Centre de Mathématiques APpliquées)
Introduction à l'exposition
Depuis bien longtemps, l'Homme rêve de reproduire et de simuler artificiellement ses facultés intellectuelles.
Malheureusement la mécanique ne le permettait pas. Il y eut bien des tentatives, voire des supercheries [01],
mais rien d'universel. Malgré tout, il est important de citer les noms et les contributions des nombreux et illustres
précurseurs dans ce domaine :
- John Neper (les logarithmes et la règle à calculs, 1550-1617),
- Blaise Pascal (la machine à additionner -la pascaline-, 1623-1662),
- Gottfried Wilhelm Leibniz (la machine à multiplier, 1646-1716),
- Jacques Vaucanson (les automates, 1709-1782),
- Joseph Marie Jacquard (le métier à tisser précurseur des machines programmables
-premiers supports perforés : cartes et rubans-, 1752-1834),
- Charles Babbage (le premier ordinateur -mécanique-, 1791-1871),
- Lady Ada Lovelace (le premier programmeur sur la machine de Charles Babbage, 1815-1852),
- George Boole (l'algèbre binaire {0,1}, 1815-1864),
- etc...
Mais il a fallu attendre le milieu du vingtième siècle pour réaliser ce rêve millénaire
avec l'apparition des machines à calculer électroniques et les idées
de chercheurs d'exception tels John von Neumann et Alan Turing.
Ce dernier, à côté de ses travaux sur la calculabilité reposant sur la fameuse
machine éponyme, est reconnu comme l'un (le ?) pionnier de l'Intelligence Artificielle (IA)
en proposant le test de Turing destiné à évaluer la "qualité" d'une IA et il fut certainement
le premier à écrire un programme destiné à jouer aux échecs en 1952...
Au cours des décennies suivantes les progrès furent rapides. Ainsi, en 1996 et 1997, l'ordinateur Deep Blue (IBM)
battait Garry Kasparov, alors champion du monde du jeu d'échecs.
Puis en mars 2016, plus rapidement qu'attendu, AlphaGo
remportait la victoire face à Lee Sedol, meilleur joueur mondial du jeu de go, lors du Google DeepMind Challenge Match.
L'existence d'ordinateurs aux performances calculatoires et mémorielles dépassant l'entendement a permis de concrétiser la notion
d'Intelligence Artificielle Générative (IAG). Une IAG "se nourrit" des informations (textes, images, films,...) présentes
sur le Web [02] et les transforme par de complexes opérations mathématiques afin de pouvoir ensuite
produire des textes, des images,..., répondre à des questions, conduire des raisonnements,...
Un événement marquant fut la mise en ligne en 2022 de ChatGPT 3.5 par OpenAI.
Rapidement, des millions d'utilisateurs de par le monde s'en sont alors emparés.
Dès lors, j'ai entrepris de faire des expériences destinées à évaluer les possibilités de ces IAGs, mais aussi
leurs limites et leurs dangers [03]. Très vite j'ai observé que leur potentiel était immense, que leur "imagination"
était spectaculaire, mais qu'elles semblaient ne pas savoir dire systématiquement je ne sais pas lorsque cela était le cas.
Cela conduit alors à un problème récurrent : celui de leurs hallucinations.
En voici un exemple "savoureux" obtenu avec le prompt
'Qu'est-ce que le "moyen" théorème de Fermat ?'
(qui n'existe évidemment pas...).
L'une des réponses obtenues fut qu'entre deux nombres entiers consécutifs quelconques il y a toujours au moins un nombre premier, en précisant
que Pierre de Fermat, illustre mathématicien, ne l'avait pas démontré de manière rigoureuse !
Et le danger est alors considérable lors d'usages
de type Google ou Wikipedia de ces IAGs car, en effet, ces réponses aberrantes sont en
général formulées de façon tout à fait crédible. Que faire alors ? Vérifier systématiquement ?
Oui, mais auprès de qui ou de quoi (une autre IAG) ?
Et de tels textes stupides ne vont-ils pas envahir progressivement le Web puis servir à l'entrainement de nouvelles IAGs ?
Malgré tout, dans un autre contexte cette imagination débridée peut être exploitée : c'est par exemple le cas de
l'écriture de poèmes, de romans,... mais aussi pour la création d'images nouvelles.
C'est ainsi qu'il m'est venu l'idée de créer ce Musée de Babel [04].
Cette exposition présente une vingtaine d'images choisies parmi plusieurs milliers obtenues quasi-instantanément à
l'aide d'IAGs accessibles gratuitement sur le Web [05],
en leur soumettant le simple prompt générer une image à la façon de X où X est en général le nom d'un peintre fameux.
Elle veut ainsi montrer les extraordinaires "compétences" de ces IAGs capables de s'emparer du style des artistes et de produire
ad infinitum
des œuvres nouvelles, cohérentes [06] et originales.
Mais cette exposition veut aussi nous interpeller sur la notion de créativité. Celle des machines est-elle d'une
nature différente de la notre ? Au treizième siècle Saint Thomas d'Aquin n'a-t-il pas affirmé à ce propos :
Nihil est in intellectu nisi prius fuerit in sensu
[Rien n'existe dans l'esprit qui n'a pas été précédemment ressenti]
Nos propres créations [07] ne seraient-elles pas "tout simplement" le fruit des interactions de nos cinq sens avec nos
environnements naturel, matériel, humain,... [08]
comme le seraient celles des IAGs immergées dans le Web qui est aujourd'hui leur unique réalité sensible ?
Cela fait une cinquantaine d'années que je promeus et utilise moi-même
les Mathématiques, les algorithmes et évidemment les ordinateurs
à des fins de création artistique dans les domaines graphiques et musicaux [09].
Tout au long de ces années j'ai développé le concept d'œuvre potentielle : l'œuvre n'est pas, par exemple,
l'objet matériel que l'on accroche au mur, mais bien plutôt son modèle qui le définit et qui en contiendra en général potentiellement
une infinité, comme un compas contient un nombre illimité de cercles.
Jusqu'à présent j'avais développé un grand nombre
d'œuvres potentielles et en particulier celle des paysages fractals
ou encore celle, bien différente,
des structures paradoxales.
J'ai longtemps cru que seuls quelques artistes, tel
Victor Vasarely,
pourraient bénéficier de cette approche mais que la très grande majorité
d'entre-eux et en particulier les maîtres flamands étaient ainsi inapprochables. Mais j'avais
tort !
Aujourd'hui, avec les IAGs, nous pouvons considérer que nous sommes en présence d'une œuvre potentielle unique
contenant toutes les œuvres possibles justifiant par là-même le titre de cette exposition : Le Musée de Babel.
Artistes invités (par ordre chronologique) :
Pour plusieurs de ces artistes, l'une de leurs œuvres sera présentée en parallèle afin de permettre
au visiteur de juger par lui-même ces images issues des IAGs.
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