Palaiseau, le 24/07/1996


Monsieur le rédacteur en chef (Mon cher Philippe Boulanger),

Un journal d'information scientifique de tout premier plan comme le vôtre se doit d'informer ses lecteurs des dernières nouvelles de la science. Il doit aussi le mettre en garde, cela fait partie de ses responsabilités, lorsqu'un danger, quelqu'il soit, menace à l'horizon.

Aujourd'hui, si une peur irrationnelle de l'an 2000 n'est pas de mise, malgré tout, les secondes qui s'égrainent nous rapprochent chaque jour davantage d'une catastrophe qui, si des mesures drastiques ne sont pas prises, risque d'engendrer un chaos économique et social sans précédent. Exemple caricatural du phénomène non linéaire, la mémorisation des années dans les ordinateurs en sera la cause. En effet, il y a de cela plusieurs décennies, l'octet valait son pesant d'or dans les ordinateurs d'alors ; une configuration de 128Ko à la fin des années soixante était celle d'un super-ordinateur. Il était donc logique, dans ces conditions, d'utiliser l'espace mémoire avec parcimonie. C'est ainsi que pratiquement tous les programmeurs de gestion (utilisant le Cobol ou les langages d'assemblage) furent pratiquement contraints de représenter les années sur deux chiffres : en effet, à quoi bon mémoriser 1968, alors qu'il n'y avait pas d'ambiguité à utiliser 68, et puis l'an 2000 était bien loin... Les programmeurs de l'époque n'étaient pas présomptueux au point de pouvoir imaginer que plus de trente ans plus tard leurs programmes, ou leurs structures de données, seraient toujours utilisés. Mais voilà, les programmes ont la vie dure, et aujourd'hui encore une grande majorité de logiciels, de bases de données, de masques de saisie d'écran, mais aussi bien évidemment de formulaires papier, n'utilisent que les deux derniers chiffres des années.

Or malheureusement, les dates dans les ordinateurs jouent en général un rôle très important : par exemple permettre de déclencher une certaine action à tel instant, ou encore de calculer les agios dus entre deux jours de découvert sur un compte bancaire. Il est des lors évident qu'en franchissant le 31 décembre 1999 de nombreux ordinateurs passeront de 99 a 00. Alors de nombreux calculs seront lourdement faussés (même là où a priori la date ne devrait pas intervenir : à titre d'exemple, certains générateurs de nombres aléatoires utiliseraient l'année lors d'une division, or la division par 0 est jusqu'à présent formellement interdite...). Evidemment, pour ceux qui méconnaissent l'ampleur du problème, la solution est simple : il suffit d'étendre à quatre chiffres (ou à plus, pensons a nos descendants...) les zones destinées à contenir des années. Malheureusement, les dernières évaluations américaines montrent qu'il y aurait au moins 210 milliards de lignes de Cobol à examiner, puis à corriger, ce qui représente une dépense (certainement sous-estimée comme d'habitude en informatique et ailleurs) de 400 milliards de dollars. Plus grave encore, il apparait que pour certaines grandes entreprises qui ne se sont pas encore attaquées au problème, malgré les trois années restantes, il est déjà trop tard ! La solution est donc complètement disproportionnée et les investissements qu'elle demande ne correspondent, malheureusement, qu'à une simple opération de maintenance et sont donc, pour certains, inacceptables, d'ou l'une des causes, très certainement, de l'immobilisme actuel.

Le problème est connu depuis très longtemps. A ma connaissance, le premier qui ait attiré mon attention sur ce sujet est Arthur C. Clarke, dans son ouvrage "Ghosts of the Great Banks" (1990). En France, il semble que la fébrilité ne soit pas de rigueur dans ce domaine, or comme un malheur n'arrive jamais seul, notre pays passera de plus à la numérotation téléphonique à 10 chiffres le 18/10/1996 et, en tant que pays européen, devra se convertir à la monnaie unique dans les années à venir. Or les dates, les numéros de téléphone, les taux de taxes,... sont partout présents : ordinateurs, magnétoscopes, alarmes, ascenseurs,..., fusées nucléaires,... Alors que va-t-il se passer le 31 decembre 1999 ?

Bien cordialement,


Jean-François COLONNA